J’ai de nouveau battu Néo au jass cet après-midi. Et pourtant j’ai mal joué. Avec mon début d’Alzheimer, j’oublie parfois la valeur des cartes. Monsieur Regamey – paix à son âme, il nous a quitté début avril -, le savait bien. Il me battait à chaque fois.
Néo, je sais pas ce qu’il a. Il veut faire des trucs trop compliqués et il se perd. Résultat, il s’énerve, se met à chauffer, m’insulte en 19 langues et quitte ma chambre en renversant ma tisane et en jetant les cartes en l’air. Je trouve ça pas gentil parce que c’est lui qui doit me donner mes gouttes et me changer ma poche urinaire avant que je me mette au lit.
C’est fou ce qu’il est susceptible ce Néo. Je pense qu’il est mal réglé. J’appuyerais bien sur reset, comme on m’a dit de le faire, mais j’ai peur de faire une bêtise, comme Madame Rothenbüler, qui a voulu faire redémarrer son assistant humanoïde – c’est comme ça qu’on dit – mais qui a causé une erreur système que la Visana n’a pas voulu rembourser.
Je m’appelle Rose Bataillard, j’ai 102 ans. Je suis à l’EMS “Paix du Soir” depuis 4 ans, depuis que je me suis fracturé la hanche en montant sur une échelle pour aller chercher des gaufrettes du Toggenburg tout en haut de mon placard. Je me plais bien à la Paix du Soir. C’est calme, c’est propre, on n’est pas obligé d’écouter la conteuse l’après-midi, et puis on a de la tresse au beurre le dimanche.
Mais depuis quelques temps les choses ont changé.
Avant, c’était des aides-soignantes qui nous faisaient la toilette et restaient un moment dans la chambre pour discuter. Madame Pereira nous parlait de la petite maison que son mari a construit à Porto. Madame Ferovic nous racontait des histoires de la guerre chez elle et Madame Diallo riait si fort que pour finir elle faisait rigoler tout l’étage avec elle.
Et puis un jour – est-ce que c’est à cause de la votation sur les étrangers? est-ce que c’est pour faire des économies? mystère… – toujours est-il qu’ils nous ont annoncé que ces dames ne reviendraient plus à l’E.M.S. et qu’elle seraient remplacées par des robots.
C’est comme ça que Néo est entré dans ma chambre, et dans ma vie si on veut bien dire.
Au début c’était rigolo. Comme il a un écran sur le ventre, je pouvais continuer à regarder la Clinique de la Forêt Noire pendant qu’il me prenait la pression. Et puis pour les piqures, j’ai trouvé qu’il était plus délicat que l’infirmière qui m’avait loupé la veine deux ou trois fois. J’aimais bien le taquiner aussi en lui demandant de ne pas me regarder avec ses gros capteurs quand il me menait à la douche.
Et puis je me suis lassé. D’abord il s’est mal tenu lorsque Monsieur Regamey est mort. Répéter “sincères condoléances” en 19 langues, c’est quand pas la même chose que Madame Pereira qui avait toujours une larme pour nos défunts. Et puis il bogue quand même des fois.
L’autre jour, il a voulu mettre un Pampers de force sur la tête de Madame Visinand. Il a fallu appeler la police pour le faire arrêter.
J’ai voulu me plaindre au directeur, mais j’ai appris que lui aussi a été remplacé par un robot. Enfin, par une robotte parce que maintenant il faut plus de femmes dans les postes de management.
(Pour Martine D.)
